Eurasie #3 Extraits de carnet – Décembre

19 DÉCEMBRE – SLAVA

Nous avons passé la soirée chez un couple âgé, voisins de la maison de Boževce, pour y célébrer l’un des trois jours de Slava. Cela correspond à la fête du saint de la maison. Nous fêtons la Saint Nicolas, et l’hôte se nomme Nikola. 

En entrant j’ai pensé en voyant la table que nous ne mangerions pas énormément. En partant il y avait plus de nourriture sur cette table qu’à mon arrivée. La baba réalimente les plats dès que nous prenons quelque chose. Poivrons au vinaigre ou farcis, doux ou piquants, une sorte de purée aux haricots, salade de pommes de terre, ail et oignon et différentes sortes de pains, croissants ou burek nature. Accompagnés de Rakija. En plus du couple, sont présents un voisin, Dragan, et le petit fils de la famille. Il a vingt-cinq ans, du genre nationaliste et ancien légionnaire en formation en Guyane. C’est lui qui vient nous chercher quand nous restons bloqué en voiture dans une pente gelée avant d’arriver. Il redescend avec la voiture, prend de l’élan sur 200 mètres et monte à fond en dérapant. Plus tard, quand il apprend que j’ai un nom serbe, il me considère soudainement comme un grand ami. On boit cul-sec bras croisés avant la poignée de main et les trois bises réglementaires. On le fait beaucoup. Comme je suis en né en Mai, j’ai le droit de me faire appeler Nicolas. D’ailleurs il souhaiterait nous faire baptiser. J’apprends aussi qu’un jour nous irons braquer la plus grosse bijouterie de Paris. Juste pour l’or, et à la limite les diamants. À ce moment, ses grands-parents dorment sur le canapé. À son réveil, la grand-mère s’excuse pour son petit somme, au moment où je m’entraîne à prononcer « Vazno da si ti dobra osoba ».  Je viens donc de lui répondre qu’il est important qu’elle soit une bonne personne. Quand nous partons, évidemment,  je suis saoul.

22 DÉCEMBRE – LA BIBLIOTHÈQUE

Aujourd’hui j’accompagne Helena à la bibliothèque de Gračanica, petit trois pièces – ou plutôt deux et un couloir – caché à l’arrière de la maison de la culture, Domkultura. À l’intérieur, des murs tapissés de livres et une femme qui semble heureuse d’avoir des visiteurs. Lors de l’inscription, elle nous montre son registre en rigolant. Helena est la septième personne pour la période 2018, soit environ la septième depuis septembre. Et la ville compte au moins 15000 habitants. 

Il me faut encore beaucoup de temps pour déchiffrer l’alphabet cyrillique, et mon petit vocabulaire ne me permet pas de comprendre grand chose. Je me retrouve donc rapidement devant le rayon étranger, ou plutôt devant deux étagères étiquetées Eнглески  et Американски, soit Anglais et Américain. Je me rends compte que mon approche d’une langue étrangère est différente de celle des Serbes. Les noms sont traduits selon leur phonétique. Je m’amuse un moment à tenter des les retrouver : on trouve Džejn Ostin, Oskar Vajld, Paulo Koeljo ou encore une autobiographie de Čarli Čaplin. Je ne sais pas s’il est possible de faire une généralité de ce que je vois, mais il me semble qu’il y a ici une plus grande importance pour l’oralité que dans de nombreux autres pays. L’écrit s’adapte à la parole. Et je ne saurais dire quelle approche me paraît la plus respectable. Bien prononcer un nom ou l’écrire correctement. J’ai grandi au milieu de la rigueur des notations scientifiques, mais mon instinct pourrait préférer le son à la vue. À méditer

MERCREDI 27 DÉCEMBRE  – FOOTBALL

Un match de football et je suis de retour au collège. Même ambiance, mêmes personnages. Les rêveurs qui ne voient pas passer le ballon devant leurs pieds, le goal qui ne quittera pas son poste de la partie, le dribleur effréné qui ralenti le jeu pour étaler ses tricks, et tous les autres à qui il ne fera que rarement la passe. Un public qui change au cours de la partie. Ça arrive, s’assoit, parle, supporte puis disparaît. Pas de filles sur le terrain bien sûr mais des cerceaux qui les attendent sur le bord. Ce que j’appelle terrain n’est en vérité qu’un parking, puisque du terrain de basketball que personne n’occupait nous avons été gentiment sorti par un gardien. Pas de foot, encore moins avec des « tsiganes ». Sur le terrain d’à côté en revanche ce serait possible pour 5€ de l’heure. Dans un quartier Rom d’un pays au salaire moyen autour des 300 euros. 
Quand l’écart se creuse au score, que la fatigue se répand dans les corps, la tension monte et deux disputes plus tard la fin se fait sentir. Faute ou pas faute, but ou pas but. Ça part en tête-tête, puis ce sont les potes qui s’en mêlent. Et le match est fini. Le score de 8 à 5 n’est plus rattrapable, alors le ballon est dégagé et le parking déserté. Retour à la maison.

29 DÉCEMBRE – UNE IDÉE DU NATIONALISME

« Serbs would rather kill for their Church than go to it. »

Voila une phrase qu’a entendu un jour le Père Sofrani, du Monastère de Draganac.  Au Kosovo, on parle souvent des problèmes du pays où des Balkans en général. Pourquoi le nationalisme est il si présent ici ? Pour quelles raisons les jeunes développent souvent une pensée xénophobe et patriote ?
D’après Héléna, il s’agit de chercher une raison rationnelle à quelque-chose qui n’en a pas. Pourquoi un jeune serbe du nord du pays irait mourir au Kosovo, une région qu’il ne connais pas et avec laquelle il n’a absolument aucun lien ? Aucune raison. Mais si l’on a connu ce jeune, qu’il était un ami ou une connaissance, de la famille ou juste du même village, il est plus évident de penser qu’il est mort pour une bonne cause. Défendre le pays d’un oppresseur ou d’un envahisseur, reconquérir une terre perdue ou convertir des païens à la vrai croyance du vrai Dieu. La Nation et la Religion récupèrent alors des adeptes fidèles, partisans de la Grande Serbie. Alors, dans les enclaves serbes on nous dis qu’un jour le pays redeviendra une région de la Serbie, mère patrie, tandis qu’a Pristina on entend que le Kosovo a toujours été et restera Albanais.

3 JANVIER 2018 – LES VIEUX

Aujourd’hui à la maison nous avons reçu Baba Yela. Elle n’arrive qu’à 11h au lieu de 9h mais affirme qu’elle est passée plus tôt et que tout le monde dormait. Elle arrive avec l’énergie des vieilles dames des Balkans, le corps fatigué mais l’esprit vif. Elle parle beaucoup, joue la comédie, rit et pleure, négocie et sors régulièrement de ses sacs des choses qu’elle souhaiterait nous vendre. Elle semble sortie des Triplettes de Belleville. Ses yeux disparaissent presque dans son visage marqué par l’âge, caricature taillée à la serpe. Après un café, elle me vendra trois paires de chaussettes tricotées par ses soins et m’embrassera en partant. Comme tous les autres.

« Seuls les vieux ont de la fraîcheur, une fraîcheur au second degré, conquise sur la vie. »
L’usage du monde

Comme le dit Bouvier, ici les vieux sont souvent plus amusés, plus intéressés et libres que les personnes moins âgées.
Je me retrouve souvent à les écouter et les regarder longuement sans me lasser. Je ne comprends quasiment rien, et pourtant je suis aspiré dans leurs histoires. C’est comme si les avoir en face de moi m’en disait plus que leurs discours et leur plaintes. Les Teta, petites mamies souvent endeuillées de Kuterevo ou les Babas du Kosovo se ressemblent. Elles sont comme des survivantes. Leurs peaux et leurs postures donnent l’impression que la vie les a usées, mais leurs étreintes ou leur endurance laissent entendre quelles ressources ils leur restent. La Baba voisine de la maison chez qui l’on achète des légumes du jardin a une jambe en mauvaise état, gonflée et violette. Elle se plaint beaucoup pendant que nous buvons son café et son rakija. Mais elle va faire ses courses à pied dans le centre et travaille la terre. Ses yeux bleus perçants resterons gravés au fond de ma rétine. À Kuterevo, je me rappelle de Teta Marica lançant du pain aux ours d’un revers énergique. J’ai sourit quand je l’ai vu prendre son élan, et applaudis à des lancers d’une précision étonnante. Je me souviens des autres Teta, Kaja, Ankica ou Dragica, ou encore ces deux mamies mortes de rires parce qu’elles faisaient des selfies un soir au Medo Bar. Il y a aussi eu le voisin en face de Postaja, ou de ce papi dans un bus pour Omič qui nous avait indiqué un endroit pour faire du stop. Il s’était d’ailleurs révélé inefficace et sacrément venteux. 
Bien plus que les jeunes locaux, les vieux auront marqué mes Balkans. Et ils sont tout au contraire d’un premier vers de Jacques Brel, « Les vieux ne parlent plus »

« Les vieux et les visages meurtris ont plus à offrir que les autres. Vieux, j’espère aimer la vieillesse. »
Carnets de Japon